Viviane Lalande, Polytechnique Montréal
Nous publions ici un extrait de l’ouvrage « Le monde a des racines carrées » qui paraît ce jour aux Éditions de l’Homme.
L’entrechoc des trous noirs
Il y a des voisins dont on se passerait bien volontiers et d’autres que l’on cherche, au contraire, désespérément à joindre. À un point tel que l’on construit des machines extrêmement complexes pour détecter leur présence. Ces voisins ne sont pas humains, ils se trouvent à des milliards d’années-lumière de nous et ils détiennent des informations primordiales sur l’origine de notre univers. De quoi nous donner envie de les écouter avec une extrême attention…
Rainer Weiss, Barry C. Barish et Kip S. Thorne sont les prix Nobel de physique 2017. Ces trois physiciens sont à l’origine de la mesure des ondes gravitationnelles dont la notion avait été théorisée il y a plus d’un siècle par l’illustre Albert Einstein. Tout comme les ondes sonores ou électromagnétiques, les ondes gravitationnelles sont des déplacements d’énergie, mais qui se font par le biais de déformations du milieu dans lequel baignent tous les astres : l’espace-temps.
Illustrons ce que sont ces ondes par un exemple simple. Lorsque nous nous asseyons sur un canapé, nous déformons le coussin qui nous supporte du fait de notre poids (certains moins que d’autres d’ailleurs). Que cela soit nous ou n’importe quel objet sur le canapé, chaque élément déforme le coussin de façon proportionnelle à sa masse. Par exemple, un téléphone induit une déformation quasi imperceptible (à moins que l’on parle d’un téléphone fixe des années 1930…). Elle est si faible que, si celui-ci se trouve à proximité de nous, il glissera vers notre fessier. Dans cette analogie, nous représentons une étoile ou un trou noir, le canapé représente l’espace-temps, sa déformation représente la gravité de notre fessier ou du téléphone et le téléphone correspond à n’importe quel autre objet céleste moins massif (tel qu’une planète, des débris, une petite étoile).
Maintenant, si, au lieu de nous asseoir, nous nous laissons tomber sur le canapé, cette fois-ci le téléphone sera propulsé dans les airs… alors même que nous ne l’avions pas touché en tombant. Le contact de notre fessier avec le canapé a été si vif qu’il a créé une onde qui s’est propagée dans le canapé et que le téléphone a ressentie. Les ondes gravitationnelles sont similaires à nos ondes de canapé, à la différence près qu’elles ne proviennent pas d’un fessier, mais d’un événement intense et soudain impliquant un ou plusieurs objets massifs célestes – par exemple une étoile qui implose, deux trous noirs qui entrent en collision… Les ondes qui en résultent voyagent dans l’espace-temps jusqu’à ce que nous en captions les ondulations sur Terre, comme le téléphone sur le canapé, à la différence près que ces ondes sont tellement lointaines qu’elles sont devenues à peine perceptibles sur notre planète !
Interférences
Pour mesurer de telles oscillations, des appareils immenses appelés interféromètres ont été installés dans les États de Washington et de Louisiane, aux États-Unis, mais aussi en Europe. Bien que les détections qu’ils permettent soient l’objet d’une collaboration internationale, nous nous focaliserons ici sur les détecteurs localisés en Amérique du Nord, les premiers à avoir détecté la toute première onde gravitationnelle.
Les interféromètres mesurent des interférences. Ces dernières peuvent se représenter par le fait de jeter deux cailloux à une certaine distance l’un de l’autre, chacun produira des vagues dont la forme changera au moment de leur rencontre : elles interféreront. En regardant simplement les interférences des ondes, on peut déduire les propriétés des ondes à l’origine de celles-ci. Les interféromètres utilisés pour les ondes gravitationnelles sont composés de deux lasers de 4 km de long, perpendiculaires, qui interfèrent optiquement entre eux. Sur une telle distance, si l’espace-temps est déformé, l’onde lumineuse du laser le sera aussi et on pourra voir un nouveau diagramme d’interférence dans l’appareil de mesure. « Voir » est un bien grand terme, car le déplacement qui a été observé est minuscule : de l’ordre d’un millième du diamètre d’un proton (10-18 m).
Toutes les mesures sont effectuées simultanément par les interféromètres de Washington et de Louisiane. En ayant deux appareils de mesure aussi éloignés l’un de l’autre, on s’assure que les vibrations mesurées proviennent bien d’une source extraterrestre et non d’un séisme local ou simplement de la circulation routière. Car les vibrations, ce n’est pas ce qui manque autour de nous. En permanence, les capteurs détectent les tremblements terriens (le passage d’un avion, des mouvements géologiques, etc.) et cosmiques. Tout se confond, les ondes se mélangent. Il y en a tellement que c’est une cacophonie ! Même si ces oscillations ne sont pas sonores, c’est ce que l’on appelle du bruit : des informations de vibration qui se confondent et qui, a priori, ne nous intéressent pas.
Un signal se distingue du bruit par son intensité, qui est beaucoup plus forte. La notion de rapport signal/bruit est cruciale. Quand, par exemple, vous êtes dans une foule avec un brouhaha ambiant et que, subitement, vous vous retournez parce que quelqu’un commence à parler au micro, c’est parce que le rapport signal/bruit vous a permis de détecter qu’il y avait un son beaucoup plus fort (et sans doute plus important) que le reste. Mais comme vos cris vains pour attirer de loin l’attention de quelqu’un dans une foule bruyante, les signaux à détecter se fondent parfois dans la cacophonie ambiante, ce qui complique la tâche des scientifiques pour les détecter.
Le 14 septembre 2015 à 4 h du matin, alors que les détecteurs étaient en phase finale de test, un signal beaucoup plus fort que les autres et d’une durée de 0,15 seconde est apparu sur les instruments de mesure. C’était le premier signal d’une onde gravitationnelle. Un signal d’onde pareil, visible à l’œil nu (ce qui est exceptionnel), correspondait forcément à un événement cosmique majeur.
À partir du signal détecté, on dispose de deux types d’information : la fréquence et l’amplitude des ondes. C’est tout. Avec si peu, il est impossible de deviner quel événement est à l’origine de l’émission de ces ondes. Il faut alors avoir recours à des modèles numériques. Par exemple, sachant comment se forme un trou noir, les physiciens simulent informatiquement, selon tous les scénarios imaginables, ce à quoi pourrait ressembler une onde gravitationnelle résultant de la formation d’un trou noir que l’on capterait sur Terre. Ils ont ainsi construit numériquement une bibliothèque de signaux d’ondes gravitationnelles qu’ils comparent avec les mesures qu’ils prennent. Quand cette comparaison est positive, ils savent que leur simulation est représentative de la réalité.
Ondulation de l’espace-temps
Après de longues analyses, les chercheurs ont découvert que cette ondulation de l’espace-temps résultait de la fusion, appelée coalescence, d’un trou noir de 29 masses solaires avec un autre de 36 masses solaires. Ce fut un choc dans le monde de l’astrophysique. Comme les physiciens n’avaient pas prévu l’existence d’aussi gros trous noirs, peu de simulations comparatives étaient disponibles. Ils ont donc dû enrichir leur bibliothèque d’ondes pour trouver quel avait été le scénario originel.
La fusion qui a été captée a donné lieu à un trou noir énorme de 62 masses solaires. Or, si l’on additionne les masses des deux trous noirs, 29 + 36, on obtient 65 et non 62. La conservation de la masse et de l’énergie (voir chapitre 8 du livre) s’applique également à des « objets » aussi étranges que les trous noirs. Les trois masses solaires manquantes ne peuvent pas avoir disparu : elles correspondent à l’énergie qui s’est dissipée sous forme d’ondes gravitationnelles pour parvenir sur Terre, 1,3 milliard d’années plus tard. Les ondes captées avaient des fréquences entre 30 et 500 Hz, ce qui correspond à des fréquences qui, une fois converties en ondes sonores, sont audibles pour nous, humains. Les chercheurs ont alors réalisé cette conversion : au lieu de faire osciller l’espace-temps, ils ont fait vibrer une membrane de haut-parleur à la même fréquence que les ondes détectées. Le tout peut s’écouter sur Internet, je vous le recommande. Ce que vous entendrez, c’est l’équivalent d’une vague de l’espace-temps qui a voyagé pendant 1,3 milliard d’années, à travers l’espace. Quand elles ont été émises, l’Homme n’existait pas encore…
Mais revenons aux ondes. Non seulement la détection elle-même était un événement scientifique majeur qui a soulevé de nouvelles questions, mais la nature de la détection constituait elle aussi une grande avancée dans la compréhension de la formation des trous noirs et de la composition de l’univers au moment de leur formation. Les trous noirs se forment à partir d’une très grosse étoile. Au cours de sa vie, l’étoile n’est pas inerte et elle produit des « vents ». Nos vents terrestres sont composés d’air et restent autour de notre planète. Mais les vents stellaires, eux, sont composés de matière provenant de l’étoile et s’échappent de celle-ci, comme si elle s’effritait avec le temps. Ainsi, à la fin de sa vie, quand elle se prépare à s’effondrer sur elle-même pour devenir un trou noir, elle aura beaucoup minci par rapport à ses origines et ne présentera plus qu’un certain pourcentage de sa masse originale.
Lorsque les physiciens lèvent les yeux au ciel et font des prédictions, ils se basent sur la composition de l’univers qu’ils connaissent, celle d’aujourd’hui : « Avec un univers tel que celui que nous connaissons, une étoile composée de tels éléments peut faire telle masse ; au bout de X années, elle se transformera en un trou noir qui aura une taille entre Y et Z. » Même si ce raisonnement est extrêmement simplifié, il illustre bien que la prédiction de la taille des trous noirs part de la connaissance des éléments qui composent actuellement notre univers.
Les trous noirs détectés le 14 septembre 2015 sont beaucoup trop gros par rapport aux prédictions qui avaient cours jusque-là. Cela veut donc dire que l’univers avait une composition très différente lors de leur formation, il y a 4 à 8 milliards d’années. Voilà une découverte qui a de quoi chambouler le monde de l’astrophysique !
Ondes fascinantes
Les ondes sont, pour moi, un des sujets les plus fascinants de la physique. Nous sommes bercés et émotionnellement touchés par la musique, cette collection de fréquences bien agencées. Nous nous réchauffons auprès d’un feu émetteur de précieuses ondes infrarouges, nous mangeons des plats réchauffés au micro-ondes et racontons à nos amis, via notre réseau d’ondes téléphoniques, comment nous avons joué dans les grandes ondes mécaniques que sont les vagues de la mer. Nous nous divertissons devant la télé (ou YouTube) et transmettons notre savoir de génération en génération en faisant osciller nos cordes vocales. Nous nous émerveillons devant les couleurs vives d’un champ de coquelicots et sommes rebutés par un choix vestimentaire douteux, lorsque les ondes du spectre visible ne sont pas assemblées à notre goût. Les médecins nous auscultent avec leur stéthoscope qui capte les vibrations du sang dans nos veines, ils nous font passer des examens médicaux avec des rayons X ou bien écoutent le futur bébé avec des ultrasons, alors que ce même bébé se rassure avec les battements du cœur et la voix de sa mère. Nous rentrons chez nous grâce au GPS qui nous guide depuis l’espace, lui-même scruté par les astrophysiciens à l’écoute des ondulations de l’espace-temps pour, simplement, comprendre l’origine de l’univers…
Viviane Lalande, Doctorante en génie mécanique à Polytechnique Montréal, animatrice de la chaîne de vulgarisation Scilabus , Polytechnique Montréal
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.